On présente dans cette salle une collection des plus remarquables portraits du jésuite et cardinal Roberto Bellarmino, la plupart gravés, dont certains en position de frontispices de divers ouvrages du célèbre théologien, apologète et polémiste de la seconde génération de prédicateurs et écrivains de la Compagnie de Jésus. Un petit nombre de portraits peints – dont le sens semble se concentrer sur l’éclat solennel de la pourpre cardinalice, diffus dans l’ensemble de ces tableaux, tentures, nappes, etc. - vient compléter cette collection, réunie pour la première fois il y a de nombreuses années déjà par le P. Edmond Lamalle (1900-1989), grand archiviste, directeur des Archives romaines de la Compagnie de Jésus (ARSI) de 1967 à sa mort, collection dont nous présentons ici l’essentiel.

Une proportion notable de ces portraits provient des Flandres, ce que l’on peut comprendre puisque Roberto Bellarmino séjourne trois ans à Louvain (1569-1572), où il prononce ses vœux définitifs et où il est ordonné prêtre. Edmond Lamalle était d’ailleurs lui-même originaire de Belgique et il est possible que son attachement au jésuite et cardinal tienne pour une part à cette « nation » partagée.

En forme d’introduction à cet ensemble, on en retiendra ici trois autres traits particuliers.

D’abord l’intitulé de ces portraits : tous, ou presque tous, articulent quatre déterminations de la vie de Roberto Bellarmino : sa naissance à Montepulciano (Robertus Bellarminus politianus), son appartenance à la Compagnie de Jésus, ses deux titres de cardinal et d’archevêque de Capoue. Seul le portrait flamand de Scheltius a Bolswert ne signale que Bellarmin politien et jésuite, particularité probablement liée aux racines louvanistes jésuites du futur cardinal ; et une gravure anonyme non-datée réduit Bellarmino à n’être que cardinal. La suite nous éclairera peut-être sur les enjeux de cette quadrature.

Ensuite, la datation de ces portraits : une grande partie d’entre eux est largement postérieure à Roberto Bellarmino et représente autant de jalons dans la longue histoire posthume, éditoriale et processorale, du futur saint (béatifié en 1925 et canonisé en 1930, soit plus de trois siècles après sa mort). Cependant une date revient à plusieurs reprises, soit qu’elle soit la date de la gravure, soit que la légende de l’image y fasse référence : 1604, c’est-à-dire pendant la période (1602-1605) dans laquelle le cardinal est écarté de Rome par Clément VIII après la remise d’un rapport sur la réforme de l’Eglise, le De officio primario Summi pontificis, que le pape désapprouve. Roberto Bellarmino est nommé archevêque de Capoue, où il réside jusqu’à la mort de Clément VIII. Ainsi, le portrait archétypal de 1604 est-il celui d’un exil, dans lequel l’ archevêque est sans doute d’autant plus jésuite qu’il est moins cardinal. C’est en quelque sorte un retour aux sources dont la gravure de 1604 donne une représentation très précise, comme nous allons le voir dans ce qui suit. Remarquons toutefois que le sens de l’inscription de la date de 1604 perd de son efficacité avec le temps : le portrait fronstispiciel de 1662 pour le De gemitu columbae, sive de bono lacrymarum ne mentionne plus l’appartenance du cardinal à la Compagnie de Jésus.

On ne peut ici qu’esquisser une analyse complète de l’iconographie de ces portraits, mais ils sont à l’évidence dominés par une double préoccupation (et rejoindraient en ce sens d’autres séries iconographiques pour des figures d’un statut comparable : d’une part, celle de montrer l’homme de travail, l’intellectuel, dirait-on aujourd’hui, toujours saisi dans une double action de lecture-écriture, une main sur la plume, un œil sur les livres ; d’autre part, celle de montrer l’homme de dévotion, toujours « contemplatif dans l’action », pour reprendre la formule de Jerónimo Nadal (1517-1580), représentant majeur de la première génération jésuite. Roberto Bellarmino n’appartient justement plus à cette première génération : les fonctions se spécialisent, la mission spécifique du scriptor s’affirme dans l’arène des controverses confessionnelles comme sur le terrain d’une littérature spirituelle. Aussi importe-t-il de faire revenir l’attitude et les relais de la prière dans la représentation du savant à sa table. L’esprit souffle sur le premier portrait anonyme de la série, souffle et agite le rideau comme les habits même du Cardinal. Prenons surtout l’exemple de l’un des plus célèbres portraits de Roberto Bellarmino, plusieurs fois imité, celui de Francisco Villamena en 1604, date importante comme nous l’avons noté : comme surpris dans son ouvrage, le scriptor tourne son regard vers le spectateur, qui a fait irruption en le troublant -  dans son écriture, dans sa méditation, dans son oraison ? Tout cela en même temps peut-être. Devant lui, l’amoncellement de livres que l’auteur de celui qui est encore à venir ne fera que récrire, puisque on ne fait jamais que récrire une tradition antérieure, jusqu’à l’Ecriture elle-même. La page est cependant encore blanche (striée comme une plaque gravée vierge), quelque chose s’y posera donc, que l’on ne sait pas encore, et qui trouvera certainement son inspiration, non pas seulement dans les livres, mais dans l’image de la Sainte Annonciation qui se trouve devant le futur saint et qu’il contemplait peut-être l’instant d’avant (dans le portrait qui ouvre la première édition de la Vita de Fuligatti, le cardinal fixe la croix, mains croisées posées sur un livre) ou encore dans le portrait d’Ignace de Loyola, dans l’un de ses figures les plus souvent reproduites, que le trois-quart de Roberto Bellarmino semble imiter ; ou le jésuite laissait-il son regard flotter sur la veduta que la fenêtre de son officine fait apparaître : l’église romaine du Gesú (ou plutôt celle qui la précède, Santa Maria della Strada), la maison professe voisine de cette église, c’est-à-dire le premier grand site jésuite romain, dans les dernières années de la vie d’Ignace. En 1604, le cardinal n’est pas à Rome, mais reste cependant rivé à ce paysage, celui de la Compagnie naissante, qui est aussi celui de l’« écriture spirituelle » dont témoigne l’espace de cette gravure (curieusement, d’ailleurs, la reprise de la gravure de Villamena par Wolf Kilian en 1625, qui ne mentionne pas la date de 1604, gomme la vue de Rome comme l’image d’Ignace ; et ceci contrairement à la reprise de Jean Leclerc, qui, elle, mentionne l’âge de Bellarmin, 62 ans, en 1604).

Pierre Antoine Fabre (École des hautes études en sciences sociales)